Issu d’une longue et prestigieuse lignée de comédiens, Claude Brasseur poursuit, à soixante-quinze ans passés, une carrière exemplaire où théâtre et cinéma d’avant-garde ont longtemps voisiné avec films et séries populaires. Il est aujourd’hui une figure incontournable. Et un homme sans masque.
Vous venez de jouer en tournée Le Tartuffe de Molière mis en scène par Marion Bierry. Vous le reprendrez en septembre au Théâtre de Paris. C’est une pièce que vous aviez déjà jouée il y a près de cinquante ans…
Je ne me souviens plus des dates exactes mais, oui, j’avais participé à une mise en scène de Roger Planchon dans les années 1960. Mais c’était un petit rôle : je jouais Damis, le fils d’Orgon qui est le personnage que j’incarne cette fois.
Quand ce projet avec Marion Bierry s’est dessiné, vous avez manifesté l’envie de jouer Orgon, justement, car ce personnage vous semblait plus intéressant que Tartuffe lui-même. Pourquoi ?
Voilà comment ça s’est passé. J’ai rencontré Marion Bierry dont j’appréciais déjà le travail, par l’intermédiaire d’une amie. Au fil de la discussion, elle a évoqué son projet de monter Le Tartuffe: j’ai immédiatement bondi, pas très haut car je n’ai plus l’âge mais quand même, et lui ai demandé si elle avait déjà sa distribution… Je lui ai surtout dit que, contrairement à la plupart de mes camarades, le rôle que j’avais vraiment très envie de jouer depuis très longtemps, était celui d’Orgon. Parce que, d’une façon peut-être un peu prétentieuse, mais il faut parfois savoir l’être un peu dans ce métier, j’avais la conviction que ma vision du personnage était particulière. Je connais bien la pièce, pour l’avoir jouée un peu, et pour l’avoir vue un nombre incalculable de fois, avec Michel Auclair, Jacques Charon, Robert Hirsch, Fernand Ledoux et tant d’autres. Et je n’ai jamais compris pourquoi on faisait d’Orgon un gros con brutal et stupide, sous prétexte qu’il est un homme dupé. Je voulais en faire un homme sensible, intelligent qui, comme beaucoup d’entre nous, se laisse tromper.
Marion Bierry a été séduite par cette façon d’aborder le personnage et m’a dit banco!
A partir de cet arc de cercle, nous avons ensemble cherché l’acteur pour jouer Tartuffe. Nous sommes rapidement arrivés à Patrick Chesnais qui est un homme que j’aime beaucoup et un acteur que j’admire.
Finalement vous avez été le premier élément de la distribution de ce Tartuffe, c’est autour de vous que s’est construite l’équipe. La pièce s‘est-elle aussi organisée autour de votre vision d’Orgon?
Non, vous savez, ces choses-là sont plus des trucs de comédiens. Des choses que l’on se raconte pour construire un personnage, pour lui donner un caractère. Mais jamais il ne faut chercher à imposer ça, cette “vision”, à ses camarades. Moi je n’impose rien. Au contraire, j’aime bien jouer avec ce que mes partenaires me donnent, avec leur propre vision de leur personnage. Il y a là-dedans une réciprocité nécessaire: je n’impose rien à personne, mais il ne faut pas que l’un de mes camarades vienne m’imposer une façon de jouer…
C’est une question de sensibilité. Je suis persuadé que c’est l’homme qui fait l’acteur, tout comme c’est l’homme qui fait l’artiste. ça ressemble peut-être à une phrase toute faite, mais c’est vrai.
Il n’y a pourtant pas que la subjectivité du comédien…
Bien sûr ! Une interprétation n’a de sens et n’est solide que si elle se base sur ce qui est dans le texte. Tout ce qui m’inspire est écrit noir sur blanc chez Molière. C’est un préalable indispensable.
Vous avez détaillé ce à quoi vous ne vouliez pas que votre Orgon ressemble, mais vous ne nous avez pas dit comment vous vouliez qu’il soit…
Je pense que c’est un homme intelligent et courageux. C’est un notable aisé qui a conquis une place de choix proche du roi. Il est donc entouré de beaucoup de courtisans: des lèche-culs, des jaloux et des quémandeurs de petites faveurs… Ce cirque commence à le gonfler, ce qui est finalement assez sain, quand Tartuffe fait irruption avec une façon beaucoup plus fine de manipuler les gens. Et là, il arrive à Orgon ce qui arrive à beaucoup d’entre nous: il se fait baiser. Il est complètement sous le charme. Sincèrement séduit. Il ne s’en rend pas compte, il se fait berner de bonne foi! C’est un homme trompé. Mais il y a un moment, au troisième acte, où Orgon n’est plus dupe et décide qu’il tournera la situation à son avantage en utilisant Tartuffe à son tour. Là, il devient féroce. Et ça, je n’ai jamais vu personne le jouer.
Vous fréquentez ce texte depuis cinquante ans ou presque, votre vision de la pièce a nécessairement évolué depuis: vous dites que c’est l’homme qui fait l’acteur mais est-ce qu’on ne pourrait pas dire aussi que c’est l’acteur qui fait la pièce ?
Vous savez certainement que ma famille compte cinq générations de comédiens avant moi. Nous sommes une famille d’acteurs depuis 1820. A cette époque, et jusqu’au début du XXe siècle, les metteurs en scène n’existaient pas. C’est un métier très récent, qui a émergé à une époque, celle du Cartel, où il y avait une pénurie d’auteurs et où, pour faire tourner les théâtres, chacun montait sa version différente d’une même pièce. Le metteur en scène est souvent précieux et très important. Mais il n’est qu’un intermédiaire, alors que le texte et les acteurs sont, eux, indispensables au théâtre. Ils en sont l’essence même. C’est aussi pourquoi un acteur doit avoir une vision des choses et ne doit pas rester passif.
Vous évoquez votre famille et cette très fameuse lignée d’acteurs. La question de devenir comédien à votre tour s’est-elle posée un jour ?
Il n’y a jamais eu la moindre question ! C’est un peu comme de demander à un homme noir pourquoi il est noir: c’est pour moi tout aussi naturel. C’était évident et incontournable. Et puis, dès l’enfance, des signes m’y ont amené. J’ai des dizaines d’anecdotes. Pas toujours très drôles d’ailleurs. Mais chacune m’a fait découvrir un petit secret de la vie d’acteur.