Dans la salle Rouge du Théâtre du Lucernaire, des jeunes filles et des jeunes garçons font la majorité du public. Toutes et tous ont l'air si joyeux que le spectacle semble déjà dans la salle avant qu'un ouvreur demande de vérifier si tous les portables, seul mot d'ordre de la soirée, sont...
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Dans la salle Rouge du Théâtre du Lucernaire, des jeunes filles et des jeunes garçons font la majorité du public. Toutes et tous ont l'air si joyeux que le spectacle semble déjà dans la salle avant qu'un ouvreur demande de vérifier si tous les portables, seul mot d'ordre de la soirée, sont bien éteints. Mais sur la scène, deux acteurs sont déjà à pied d'œuvre. Il s'agit de M. Orgon (Matthieu Gambier) et son fils Mario (Jérémie Guilain). Ce dernier, torse nu sous un long manteau de fourrure noire, cheveux ébouriffés, les yeux cernés de khôl et les doigts bagousés, titube de long en large une bouteille à la main. Le décor serait une sorte de guinguette. Un bar, un jukebox à jetons, un vieux frigo, une palette de bois en guise de canapé, des fauteuils pliants de camping, des coussins comme jetés à l'improviste sur le sol et, suspendues, une boule à facettes et des guirlandes lumineuses. Ce bric-à-brac a remplacé la porcelaine de Sèvres. Soudain, nous entendons un concerto baroque: le jeu de l'amour et du hasard peut commencer.
Entrent la fille d'Orgon, Silvia (Lucile Jehel habillée d'un costume gris) et Lisette (Justine Teulié), sa femme de chambre vêtue d'une salopette de travail. Elle a une belle tête rigolote, Lisette. On la dirait sortie d'une BD. Bouille ronde, yeux rapprochés espiègles qui roulent. Entrons dans la mécanique implacable de l'intrigue simple comme bonjour: Orgon voudrait voir sa fille épouser Dorante (Adib Cheikhi), fils d'un vieil ami. La belle fleur brune Silvia y montre peu d'enthousiasme alors pourquoi ne prendrait-elle pas la place de Lisette afin d'examiner son prétendant tandis que Lisette jouerait le rôle de sa maîtresse? Le père acquiesce d'autant plus que Dorante a eu la même idée. Se faire passer pour son valet Arlequin (Dennis Mader) rebaptisé pour l'occasion «Bourguignon» qui se fera passer pour son maître. Lorsque Arlequin débarque, les spectateurs se frottent les yeux. Cheveux gominés avec banane, veste rouge et pantalon de cuir, il dépote. Immédiatement, il tombe sous le charme de Lisette qui a troqué son bleu de travail pour une robe de mariée. Lisette devenue Silvia ne tarde pas à succomber au drôle de charme d'Arlequin qu'elle prend pour Dorante. De leur côté Silvia (qui a enfilé la salopette de Lisette) minaude devant le charme du vrai Dorante déguisé en valet (casquette, bretelles...).
Tout ça file à toute allure, pétarade, les dialogues sont d'une redoutable efficacité. «Marivaux, c'est l'irruption de la conversation de salon sur la scène du théâtre italien», disait Jean d'Ormesson. Il n'y a là aucun vieillissement dans ces mots qui coulent comme la rivière. Les actrices et acteurs (tous membres du collectif L'Émeute) ont admirablement compris que cette pièce de conversation était aussi un théâtre hautement charnel. Ils ne manquent pas d'affranchissement et d'énergie, osant parfois pousser la chansonnette. Pendant une heure trente, les cœurs et les corps sont mis à l'épreuve pour notre plus grand plaisir. Écrit en 1730, la balistique du Jeu de l'amour et du hasard touche, en s'appuyant sur l'inversion des statuts sociaux, à la perfection. Est écarté de cet amour tout ce qui est senti mentalité niaise. Rien que pour cela, ruez-vous au Lucernaire, vous ne serez pas déçus de cette version expressivo-contemporaine.
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