Elle tenait le rôle principal dans Sunderland, le succès surprise de la saison dernière. Tout le monde lui promettait déjà un Molière. La cérémonie n’a pas eu lieu, elle n’a pas brandi de statuette dorée, mais son talent reste éclatant. Une chose est sûre: à 33 ans, Elodie Navarre fait l’unanimité.
Vous sortez d’une année très pleine avec la belle aventure de Sunderland…
Ça a été superbe, oui. Même si huit mois, deux cents représentations, c’est long… une aventure intense, parce que la pièce exigeait qu’on se donne totalement. Stéphane Hillel avait, d’emblée, voulu en faire une sorte de comédie sociale anglaise, un sujet à la Ken Loach. C’est-à-dire des conditions de vie dures, avec urgence de s’en sortir. Le jeu devait être tenu, intense et très rythmé. Chaque soir, il fallait tenir cette même pression pour rendre crédible l’urgence dans laquelle se retrouvent ces deux filles. Pour qu’on accepte qu’elles soient capables d’aller aussi loin pour de l’argent, il fallait absolument qu’on maintienne une tension permanente. C’est de réussir à mobiliser autant d’énergie sur deux cents représentations qui était parfois difficile. Et qui a rendu l’aventure parfois intense mais éprouvante. Les quelques fois où on s’est un peu relâché, où on a été en dessous de ce qu’exige la pièce, on a tout de suite vu la différence. Parce que tout tenait sur l‘énergie et la gouaille de ces filles, cette façon d’être là tout entière, sans la moindre psychologie, sans le moindre recul.
Les spectateurs de la pièce étaient effectivement frappés par cette interprétation très engagée physiquement…
Je crois que ça ne pouvait tenir que là-dessus, sur cet aspect très brut, avec l’obligation d’être tout le temps sur le qui-vive. Si cette fille s’arrêtait deux secondes pour réfléchir, je crois qu’elle ne pourrait pas faire le choix terrible qu’elle fait. C’est parce qu’elle est constamment sous pression qu’elle en arrive là.
C’est donc physiquement que ça a été très fatigant ?
Oui et non. C’est un peu comme chez les athlètes: votre corps s’habitue. Il sait que, chaque soir à 21h, il va devoir produire un gros effort pendant deux heures. Ce conditionnement du corps est une réalité assez impressionnante. Ce qui était compliqué, c’était de tenir à distance toute psychologie, de rester dans cette énergie pure. Pendant les répétitions, il y a eu de très nombreuses discussions psychologiques. C’était souvent des questions assez essentielles, et nous étions arrivés à cette conclusion que, une fois sur scène, il ne devait plus y avoir un seul moment de réflexion pour mon personnage.
Evidemment, tout ça n’était possible que parce que la pièce était remarquablement bien écrite: nous, acteurs, n’avions rien à expliquer des personnages. Juste à les faire vivre avec cette écriture à l’anglaise très cruelle et très drôle, qui interdit absolument d’aller dans le pathos. A la lecture de la pièce, je me suis demandé si on serait capable de faire vivre cet esprit en France: les Anglais peuvent aller très loin dans le misérabilisme avec un humour féroce alors que la comédie sociale est un genre qui existe moins chez nous.
Il est vrai qu’en France, les termes de “théâtre social” évoquent plutôt quelque chose de très engagé politiquement, très lourd et didactique: tout l’inverse de Sunderland…
Contrairement aux Anglais, on ne s’autorise pas à rigoler avec la misère ! Et puis là, ce sont les personnages qui font rire dans leur manière d’aborder leur galère. C’est peut-être justement ce ton très moderne qui a fait le succès de la pièce. Ça bousculait un peu le confort. Mais surtout, c’est une pièce qui rendait les spectateurs actifs. On les embarquait avec nous dans l’histoire en leur donnant à chaque fois un peu plus d’éléments pour qu’ils construisent leur propre réflexion.
Est-ce que le triomphe de la pièce vous a surprise ?
ça a été une surprise totale ! Bien sûr, quand j’ai découvert le texte, j’ai su que c’était quelque chose de très singulier. Mais pas au point de croire à un tel succès. Certainement parce que je l’ai lu comme une Française: en me concentrant surtout sur la misère et la lourdeur du sujet. Je me souviens d’avoir été bluffée qu’elle ait été écrite par un Français, Clément Koch. Ensuite, j’ai appris qu’il avait effectivement vécu à Sunderland et que tout ce qu’il en rapportait était très proche de la réalité du Nord de l’Angleterre.
Il y a quand même un soir où deux gars de là-bas sont venus en maillot de foot voir la pièce ! La BBC est venue nous interviewer, The Independent et d’autres magazines: ils se demandaient bien pourquoi des Français faisaient une pièce sur Sunderland, ce trou paumé post-industriel. Notre seul regret c’est de ne pas avoir pu faire venir Ken Loach.