CHRONIQUE - En 1980, Mitterrand reçoit Rocard rue de Bièvre pour s’accorder sur le futur candidat du parti à la présidentielle. On connaît la suite mais moins la tenue de cette rencontre qu’Éric Civanyan imagine saignante. Par Marin de Viry
Philippe Magnan et Cyrille Eldin, tous...
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CHRONIQUE - En 1980, Mitterrand reçoit Rocard rue de Bièvre pour s’accorder sur le futur
candidat du parti à la présidentielle. On connaît la suite mais moins la tenue de cette rencontre
qu’Éric Civanyan imagine saignante.
Par Marin de Viry
Philippe Magnan et Cyrille Eldin, tous deux formidables dans leur incarnation de Mitterrand
et de Rocard. Pascal Victor/ArtComPress
Quelques mois avant la présidentielle de 1981, assis à son bureau de notable, rue de Bièvre, un
homme lit intensément La Mort de Socrate de Lamartine, dans une édition rare. On ne dérange
pas François Mitterrand pendant la lecture d’un poème. Quelqu’un ose toutefois déroger à la
règle. On sonne à la porte. Il continue sa lecture. On sonne à nouveau. Ayant terminé sa strophe,
il va ouvrir, de très mauvaise humeur, à Michel Rocard. On comprend qu’il a fait exprès d’être
dérangé dans sa lecture, pour mieux mobiliser sa méchanceté contre son visiteur. Il en aura
besoin pour soutenir ses autres facultés de combat, car ce n’est pas un petit rendez-vous: Rocard
et lui doivent s’accorder, s’ils le peuvent, pour décider lequel des deux se présentera à l’élection
suprême. Jacques Attali a organisé la rencontre. Cela fait partie du piège: Rocard ne pourra en
effet pas se dire que c’est Mitterrand lui-même qui avait ressenti le besoin de le voir. Quand il
ferme son livre, Mitterrand se souvient que son ambition de chaque instant est de devenir
président de la République. Et quand il se dirige vers la porte pour ouvrir à son rival, il a déjà
gagné. C’est l’autre qui attend. C’est l’autre qui passera après.
C’est le bureau de Mitterrand qui inspire la mise en scène d’Éric Civanyan. La bibliothèque est
immense et monte à des hauteurs inhabituelles: une colonne de livres semble toucher au ciel de
l’esprit. Un canapé accueille les hommes fatigués, et peut-être les femmes défaillantes. On ne
voit pas la porte, comme s’il s’agissait d’un antre, d’une grotte, du terrier de quelque animal
dangereux et solitaire. La table de travail sent son propriétaire foncier ou son notaire, représente
la province et ses profondeurs mauriaciennes. Un fauteuil à bras, très rembourré, accueille de
longues séances de lecture et d’écriture du tribun.
Nous sommes chez un bourgeois maurrassien ayant viré de bord à gauche pour prendre le cap
du pouvoir
Le plateau rempli de bouteilles d’alcool endort la méfiance, ajoute une touche de fausse
convivialité. C’est le quartier général d’un homme seul. Quiconque y pénètre devient un
étranger en situation d’infériorité, une proie potentielle. Nous sommes chez un bourgeois
maurrassien ayant viré de bord à gauche pour prendre le cap du pouvoir. Dans l’esprit du maître
des lieux, c’est Machiavel d’abord, et beaucoup plus bas, les idées de gauche. Mitterrand
concassera Rocard, le distraira, lui provoquera la berlue, le snobera, plantera des banderilles
dans sa confiance en lui-même et en son projet ; puis, quand il sera bien mort, fera semblant
d’être compatissant. Philippe Magnan incarne ce Mitterrand qui conjugue l’étrangleur ottoman,
le dispensateur de vacheries assassines de salons, le catcheur au long cours, et le bourgeois
dérangé dans ses plans: formidable!
Face à ce menteur hiératique, Rocard, incarné par Cyrille Eldin, ne démérite ni par le texte ni
par l’interprétation. Cet albatros mazouté va à la bataille avec plus d’idéal, mais moins d’envie
personnelle et beaucoup moins de préparation du terrain. Le rôle et son interprétation pourraient
toutefois insister sur la névrose, l’agitation, l’intensité des contradictions, les éruptions du
subconscient et ces accès de sincérité et de sentimentalité qui sont, pour un vieux lutteur comme
Mitterrand, autant de prises pour le mettre à terre et à mort… Les derniers vers de La Mort de
Socrate: On n’entendait autour ni plainte, ni soupir!… C’est ainsi qu’il mourut, si c’était là
mourir!
Excellente soirée que l’on doit au texte vif de Georges Naudy. On y voit se préparer quatorze
ans pour rien, et s’annoncer le culte futur d’une personnalité à triple fond : l’immobilisme,
l’ambiguïté, et l’hédonisme.
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Les acteurs incarnent à merveille leurs rôles et interprètent extrêmement bien cet échange tenace.
La décoration est soignée, mais sobre, ce qui sert, de ce fait, très bien la narration, notamment avec la bibliothèque géante de Mitterand.
Entre les faits historiques et la fiction, l’auteur a su s’approprier cet entretien, faisant de Mitterand un homme d’un humour réthorique piquant, et de Rocard, un homme courageux, battant mais aussi entêté, déterminé.
L’opposition et la différence entre les deux personnages fonctionnent extrêmement bien, d’un côté l’ésotérisme de Mitterand et de l’autre le cartésianisme de Rocard.
L’écriture est une vraie réussite, le dialogue est fin, étincelant et ne nous laisse pas le temps de décrocher. Aucun temps mort...
Je conseille à tous les amateurs de théâtre d’aller sans hésiter voir cette pièce, vous nous serez pas déçus !!