L’amour en héritage C’est notre coup de cœur de ce début d’année 2020 : Le Hasard merveilleux de Jean-Christophe Dollé, qui arrive enfin à Paris, au Théâtre de la Contrescarpe, après son succès avignonnais, propulsant Brigitte Guedj en...
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L’amour en héritage
C’est notre coup de cœur de ce début d’année 2020 : Le Hasard merveilleux de Jean-Christophe Dollé, qui arrive enfin à Paris, au Théâtre de la Contrescarpe, après son succès avignonnais, propulsant Brigitte Guedj en Algérie pour un retour vers le passé aussi drôle qu’émouvant.
Sylvie est née en Algérie. Elle est juive pied noire et a dû quitter son pays natal en 1962. Sa tante Viviane, elle, est restée au pays, vouée aux gémonies par toute sa famille pour vouloir épouser un musulman. Mais Sylvie a refoulé tout ça, tout comme les claques et les insultes récurrentes de son père. Sylvie est maintenant quinquagénaire. Elle est entraîneure de handball féminin à Aubervilliers et la voici à Constantine, là où elle a vécu enfant, car son équipe y dispute un match. Un match dont l’issue aura des répercussions à travers le monde, provoquant une onde de paix sans précédent. Pourquoi ? Parce que Sylvie a accepté de se réconcilier avec son passé et de retrouver sa tante Viviane…
Avec Jean-Christophe Dollé, on est toujours en proie avec des textes inspirés qui ne ressemblent à aucun autre, où le concret, l’intime, le profond, le disputent avec l’imaginaire, l’infini et l’universel. Ici, tout un chacun peut se reconnaître en cette femme. Tout le monde a dans sa famille un membre en autarcie, oublié, conspué. Tout le monde a des racines qui parfois ont du mal à pousser ou qui s’épanouissent en mauvaises herbes. Tout le monde a besoin de faire la paix avec lui-même et d’être aimé pour ce qu’il est. Mais Jean-Christophe Dollé l’écrit sans aucune mièvrerie. Il n’hésite pas à dire les choses crûment, avant d’entourer les mots de poésie. Un équilibre fragile permanent, que l’on retrouve dans toutes ses créations, de Mangez-le si vous voulez à Je vole et le reste je le dirai aux ombres, en passant par Timeline.
Pour Le Hasard merveilleux, il ne signe pas la mise en scène et il a laissé la main à un ex-sociétaire de la Comédie Française, Laurent Natrella, aux milles trouvailles. Ici un foulard en train de voler, là une robe rouge qui apparaît subitement, là encore, des ombres chinoises du passé qui s’amalgament au présent, ou ici, des sons, de la musique qui soulignent et enveloppent le propos, plutôt que de l’appuyer vraiment. C’est subtil, c’est fin, c’est de la dentelle brodée, tandis que Sylvie quitte son survêtement d’entraîneure pour mettre des escarpins à talon et porter une robe qu’elle n’aurait pas oser mettre devant son père.
Cette Sylvie est magnifiquement interprétée, ou plutôt incarnée par Brigitte Guedj, crédible autant en petite fille qui a peur de recevoir une nouvelle gifle paternelle qu’en femme de cinquante ans à l’existence trop simple mais suffisante, incarnant à la fois autorité et empathie pour ces sportives qui comptent sur elle. Une femme capable de redevenir enfant en retrouvant l’ours en peluche de son enfance, douée de communication avec les objets ou en proie à une imagination débordante pour dissimuler une vérité moins heureuse que prévue. Brigitte Guedj est l’âme de ce spectacle qui ne ressemble qu’à lui-même, qui met de côté les questions philosophiques et religieuses afin de ne garder que l’essentiel : la fraternité.
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La première représentation à laquelle il m’a été donné d’assister l’an dernier m’avait particulièrement impressionné. J’y découvrais un thème original et une comédienne à la sensibilité à fleur de peau. Très vite je suis tombé sous le charme de sa voix si richement, poétiquement, dramatiquement modulée. Comment ne pas succomber à son charme, d’autant que son récit que l’on sent réellement vécu remue jusqu’aux entrailles de celui qui a connu sur place le début de son exil et très précisément le moment du départ – il faudrait peut-être dire la fuite – de sa terre natale. En juin et juillet 1962, j’étais à Philippeville enrégimenté dans le service de santé de cette armée que les partants accusaient de ne pas les avoir défendus. Je me souviens des chaleurs torrides de ces mois d’été et particulièrement d’un jour de juin où j’avais dû me rendre au dépôt de pharmacie de la région militaire à quelques kilomètres au sud de Constantine. C’est précisément cette ville que la famille de notre personnage quittait pour n’y plus revenir. Seule une de ses tantes décida de rester par amour. Tout est là. L’amour !
C’est la très forte impression que j’ai ressentie hier en retournant voir cette pièce qui m’avait tant émue l’an passé lors de sa première. Et j’ai vu l’amour. Amour bafoué, amour banni, amour en recherche, amour désiré, amour apaisant, amour paix. Amour de la vie, des hommes, des pays, des senteurs et des couleurs de ce pays perdu. Amour désespérément attendu, espéré d’un père lointain, brutal, autoritaire et presque tyrannique. Amour de soi tant recherché et jamais atteint dans les seules activités capables de sublimer cette jeune fille, cette adolescente en quête d’elle-même et qui finit par devenir entraîneuse sportive. Mais là encore déviance. Ce qui aurait pu être un exutoire à la haine latente de cette âme tant basculée, bousculée, meurtrie faute d’être reconnue, voilà que le sport devient combat. Déviance des mots, perversion des esprits, dévoiement des responsables et des autorités. Entraîner cela devient former à la guerre, à la haine, au meurtre. Quel désastre ! Les Grecs avaient inventé à Olympie des rencontres où les champions de chacune des grandes cités, Sparte, Athènes Thèbes et d’autres encore s’affrontaient suivant des règles bien établies pour éviter que n’éclatent les guerres entre elles. Maintenant c’est à qui sera le plus brutal, tueur. Sylvie est elle aussi tombée dans ce travers, cette bascule mortifère.
Et, elle n’est pas satisfaite. Il lui faut retrouver un apaisement. Une robe rouge détruite par son père va renaître et lui donner la force d’affronter pacifiquement celui qu’elle revoit en rêve au cimetière. Elle a mis la robe interdite et le regarde droit dans les yeux pour enfin s’affirmer comme personne respectable. Alors, sur la scène, grand silence. Seul vole au dessus de sa tête un voile comme une colombe de paix. Elle regarde fixement son père, ne baisse pas les yeux mais sans aucune arrogance. Tout au rebours. Elle ne bouge pas, ne parle pas. Une minute vingt-sept de silence. Et c’est le miracle. D’abord les traits de son visage semblent se détendre. Ils ne sont plus durs. Ses yeux commencent à esquisser comme une promesse de sourire. Ses muscles se relâchent. Apaisement. Le voile devient signe de paix. On sent presque physiquement une ébauche d’apaisement. Colombe de la paix ? On a le droit d’y penser et peut-être d’y croire. Le silence est enfin timidement rompu par une sorte d’aveu. Timidement, doucement, peut-être tendrement ce père si dure, si méprisant la nomme pour la première fois : « Sylvie » c’est son prénom qu’il n’avait jamais prononcé. Miracle de la robe rouge. Début de pardon, esquisse d’un peu de tendresse et d’amour peut-être.
Et c’est très fort. Presque, presque, les larmes monteraient aux yeux. Celles de la joie, celles de ce qui peut devenir la paix. Ce prénom dit, murmuré, c’est l’annonce d’une reconnaissance. Les femmes ne sont plus que des « petites putes ». Elles commencent à avoir un statut d’être humain respectable. Et tout va s’enchaîner. La misogynie dépassée, condamnée, la lutte entre religions ringardisée, la suprématie des hommes condamnée. Les guerres, les combats, les matches de handball dévastateurs condamnés eux aussi. Ce seul prénom, ce tissu, colombe de la paix vont transformer le monde. Elle y croit, notre si touchante Sylvie et nous voulons y croie avec elle. Pourquoi ne lui ai-je pas crié à pleins poumons à la fin quand elle nous le demande ?
Pièce tendre, au total, en plus de tout ce qui a été dit et écrit. Bien sûr, la mise en scène est parfaitement adaptée à l’esprit du texte et c’est aussi, avec le jeu sublime de Madame Guedj, là, sa sublime beauté. M’est-il permis aussi de dire que l’auteur a si merveilleusement décrit le processus de la progression des sentiments de tous les personnages virtuels et pourtant si vivants et présents. Pendant une heure et demi, je me suis revu, à 25 ans là-bas, à Philippeville et aussi quelques jours à Constantine. Je les ai aimées ces deux villes et leurs habitants métissés. Ils avaient les visages de l’Antique. Je les ai tous revus sur cette scène des Remparts. Aux côtés de la merveilleuse, ma faiseuse de paix, Brigitte-Sylvie. Grands mercis à tous pour de si belles minutes qui furent pour moi une vie revisitée et tant aimée.
Handball le hasard merveilleux, c’est la tentative de renouer des liens rompus. C’est aussi, symboliquement un passage, « mano a mano » de la balle qui fait le jeu, la compétition, la vie. Pour gagner le match il faut faire des passes, jouer collectif, retrouver les fondamentaux. Pour Sylvie, l’héroïne, l’important c’est de revivre ses enfances bousculées, ressentir ses pulsions premières, revoir cette tante mythique, sentir ses racines, humer les odeurs et les parfums des rues de cette Constantine abandonnée trop tôt. Voilà pour le passé repensé, irréel, déformé et finalement à jamais figé mais toujours indispensable. Reste ce présent incertain d’une ville de banlieue parisienne, périphérique, si périphérique qu’elle n’a rien de vraiment française ni d’algérienne. Alors explosent toutes les angoisses, les rancoeurs, les conflits séculaires entre juifs et musulmans, hommes et femmes toujours soumises et inférieures. La preuve, Moïse était un homme, Jésus était un homme, Mahomet était un homme. Jamais de femmes dans ces histoires de religion qui se veulent les guides des sociétés. Tout ressurgit avec force dans la tête de l’entraineuse de handball. Et le cocon devient chrysalide et la nymphe devient papillon. Le survêtement tombe comme la gangue pour faire place à une éblouissante robe rouge, signe de renaissance ou plutôt de résurrection. Tout se raccorde par la grâce de cette robe, véritable passerelle de tante à nièce, de mère à fille, de ville à ville et de meurtrissure à apaisement. La Sylvie décalée, meurtrie, déracinée, souvent rejetée va enfin vivre ayant définitivement effacé ses fantasmes dévastateurs et mortifères. Un nouveau match peut commencer.
Un beau texte au théâtre ne vaut que s’il est bien donné. Et cette belle pièce le confirme. Brigitte Guedj en fait l’inoubliable démonstration. Quelle merveilleuse actrice, quelle envoutante voix, quelle présence captivante, enjôleuse, lumineuse. Son combat, celui d’une rebelle libertaire qui se bat pour sa dignité de femme, conquise et respectée par tous, celui d’une militante de tolérance de tous les instants et de toutes les sociétés, elle le mène de bout en bout de cette heure-et-demi qu’elle nous consacre à nous dire sa vie, ses passions et ses drames avec la force que lui inspire l’amour de l’homme. Avec, pour parfaire son cheminement la belle écriture si percutante de l’auteur, son sens du tragique et sa veine poétique. Voilà un très beau spectacle.