Incarnés par la stupéfiante Agathe Quelquejay, admirablement mis en scène par Guy-Pierre Couleau, les mots de Jehan-Rictus (1867-1933), poète des laissés-pour-compte et des affligés, résonnent avec une force peu commune.
D’une exceptionnelle intensité...
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Incarnés par la stupéfiante Agathe Quelquejay, admirablement mis en scène par Guy-Pierre Couleau, les mots de Jehan-Rictus (1867-1933), poète des laissés-pour-compte et des affligés, résonnent avec une force peu commune.
D’une exceptionnelle intensité dramatique, interprétée avec une précision et une véracité qui bouleversent, la partition argotique et poétique mise en scène par Guy-Pierre Couleau transperce le cœur. Il en a confié l’interprétation à la stupéfiante Agathe Quelquejay, dont le jeu infiniment nuancé fait vivre chaque personnage de manière poignante : en un geste elle dit l’insupportable violence, en un chuchotement le piétinement de la dignité, en un regard l’attente éperdue d’une consolation… Ce sont tous les damnés de la terre, tous les laissés-pour-compte qui trouvent ici une voix qui les représente, un corps qui les incarne, sans afféterie ni sensiblerie. À la lecture, les octosyllabes de Jehan-Rictus pourraient paraître datés, voire pas si aisément compréhensibles. Mais sur la scène, dans cet espace épuré semblable à une crypte sculptée par les belles lumières de Laurent Schneegans, à chaque instant les mots comme les silences impriment leur marque avec la force d’une évidence née du ressenti.
Une langue singulière et une absolue vulnérabilité
Il faut dire que Jehan-Rictus (de son vrai nom Gabriel Randon), né en 1867 d’une mère maltraitante et d’un père absent, fuyant à 16 ans le domicile familial, a vécu de longues années de galère avant de connaître un certain succès, en tant qu’interprète dans les cabarets de la Butte Montmartre, grâce à ses recueils poétiques Les Soliloques du pauvre et Le Cœur populaire. Extraites de ce second recueil, les six histoires choisies par Guy-Pierre Couleau nous immergent dans un monde où chaque être est claquemuré dans sa condition de démuni, alors qu’à la charnière de deux siècles dans un monde en plein révolution industrielle la violence et la pauvreté se répandent. Dans une langue simple puissamment expressive, ces poèmes d’un réalisme cru et poignant ne disent pas seulement la grande misère des faubourgs de ce début de XXe siècle, ils disent aussi la misère des exclus de toute époque et de tout lieu. De l’enfant maltraité (Les petites baraques et La frousse) à l’adolescente violée (Idylle), d’une fille perdue à la déchirante prière aux mères amputées de leurs petiots s’exprime une absolue vulnérabilité. Rendus palpables par cette langue singulière issue du petit peuple ignoré et méprisé, la multiplicité des destins fracassés laisse émerger leur commune humanité. Âpre, cruelle, élégante, la partition finement orchestrée éclaire le dénuement de ceux qu’on préfère croire invisibles.
Agnès Santi
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