Il est l’un des auteurs français les plus joués au monde. Son talent s’exprime dans une extraordinaire variété de registres et sa curiosité est insatiable. Depuis près de cinquante ans, son aura dépasse de très loin les frontières traditionnelles du théâtre ou du cinéma. Une rencontre avec Jean-Claude Carrière est un voyage à travers le monde, les arts et les époques.
Quand on jette un œil sur votre parcours, on est pris de vertige: vous êtes scénariste, auteur dramatique, romancier, essayiste, comment faut-il vous appeler ?
Je suis certainement ce qu’on appelle aujourd’hui d’un nom affreux: un auteur multimédia. Je me suis toujours intéressé aux écritures que mon époque a inventées. J’ai eu la chance de naître au vingtième siècle qui a vu l’invention du cinéma, de la télévision, de la radio puis d’Internet. Chaque nouvelle technique suppose un nouveau langage. Toutes ces nouvelles formes d’écriture m’ont toujours passionné. J’ai essayé de les pratiquer toutes, en plus des deux formes traditionnelles que sont la littérature et le théâtre. Si on remontait 115 ou 120 ans en arrière, on ne serait en train de parler que de littérature ou de théâtre. Songez à tout ce qui s’est passé depuis. C’est prodigieux !
Vous avez touché à une diversité impressionnante de disciplines…
Oui, mais paradoxalement ça m’a été possible car j’ai décidé de ne pas essayer de devenir metteur en scène de cinéma. C’était la grande tentation pour les gens de ma génération, celle de la Nouvelle Vague. Mais j’étais attiré par d’autres formes d’écriture. En particulier par le théâtre. J’adorais déjà le cinéma bien sûr, je voulais y travailler mais mon désir vis-à-vis du cinéma était strictement celle d’un scénariste. En fait, j’ai continué à suivre mes envies sans aucun plan de vie. Les choses sont venues à moi et continuent de venir à moi. J’ai quatre-vingts ans et je suis toujours étonné de voir venir à moi des metteurs en scène de trente, trente-cinq ans.
Qu’est-ce qui vous attirait tant dans l’écriture ?
Le goût d’écrire m’est venu très tôt. Peut-être par esprit de contradiction, parce que mes parents ne lisaient pas et n’écrivaient pas. Je viens d’une famille de cultivateurs, de modestes paysans, qui habitaient dans une maison où il n’y avait ni livres ni images. Contrairement à beaucoup de mes camarades nés dans des familles bourgeoises, je n’ai pas été élevé dans une culture obligatoire: on ne m’a pas imposé Beethoven ou Marcel Proust dans mon jeune âge. J’étais totalement ouvert et, dès que j’ai été en âge d’exercer ma curiosité, j’ai découvert par moi-même les auteurs et les choses qui allaient m’intéresser. Il y avait, dans cet éveil à la culture, une innocence, une fraîcheur, que j’ai toujours tenté de conserver. S’il n’est pas déjà marqué par une culture normée et s’il a un tant soit peu de curiosité, un tant soit peu d’intelligence, un enfant n’a aucun frein en lui, il peut tout recevoir, même ce qui est très éloigné de lui. C’est ce que je dis souvent à mes jeunes étudiants: ne vous contraignez pas, ne vous enfermez pas dans ce que vous pensez être. Il faut s’ouvrir.
“Je dis souvent à mes jeunes étudiants :
ne vous contraignez pas, ne vous enfermez pas
dans ce que vous pensez être”.
Vous parlez de curiosité, n’est-ce pas l’ingrédient préalable indispensable ?
Bien sûr. Mais c’est surtout une chose qui ne se commande pas. On est curieux ou on ne l’est pas !
Ma plus jeune fille a 9 ans, elle est à l’âge où ces choses-là se dessinent. J’essaie de ne rien lui imposer, de me faire tout petit. Mais, au contraire de moi, elle vit dans une maison bourrée de livres et d’images. Sa tentation serait certainement de s’en échapper, d’aller ailleurs. Mais où aller ? Quel monde une petite fille parisienne d’aujourd’hui pourrait-elle trouver qui serait comme une forêt vierge ? Cette virginité nécessaire au développement de la curiosité est très difficile à trouver aujourd’hui…
Vous êtes parti vers vos propres forêts vierges et ce défrichage vous a amené absolument partout dans le monde, de la même façon que vous avez exploré toutes les disciplines. Etait-ce une façon d’entretenir votre curiosité ?
Certainement, mais, dans ce parcours, il ne faut pas négliger une chose: je suis passé par une khâgne et Normale Sup qui m’ont donné une très solide formation classique. Ça représente sept ou huit ans pendant lesquels je n’ai pas bougé et j’ai travaillé très dur. J’y ai appris énormément de choses et surtout une méthode de travail, une façon de raisonner, de mettre les choses en relation les unes avec les autres. Cette formation de l’esprit est très précieuse. Sans elle, de nombreux mondes me seraient restés fermés.
Pour en revenir, justement, à cette période de votre vie, c’est paradoxalement en publiant un premier roman que vous en êtes venu à travailler pour le cinéma…
L’année de l’agrégation, par miracle, je suis tombé gravement malade. Je suis resté alité huit mois pendant lesquels j’ai écrit un roman. Je n’ai pas passé l’agrég mais mon roman a été publié par Robert Laffont. C’était une porte qui s’ouvrait sur un monde qui me semblait encore totalement inaccessible. Et le hasard a voulu que, un an après, Robert Laffont se mette à chercher un auteur pour noveliser deux films de Jacques Tati, Les Vacances de Monsieur Hulot et Mon Oncle qu’il était en train de terminer. J’ai été choisi et voilà comment j’ai connu Jacques Tati et Pierre Etaix avec qui j’allais très vite écrire des courts-métrages.
C’est en fait cette rencontre avec Pierre Etaix qui a été décisive, puisque l’un de ses courts-métrages, Heureux anniversaire, a reçu un Oscar…
C’est ce qui nous a permis de faire Le Soupirant en 1962, le premier long-métrage de Pierre, qui a reçu le prix Louis Delluc. Puis ce qui m’a permis, l’année suivante, de rencontrer Buñuel et d’entamer avec lui une collaboration longue de vingt ans. Parfois tout ça me paraît presque invraisemblable tellement ça a été rapide. Etant donné le succès des films d’Etaix et de Buñuel, ces années-là ont été incroyablement denses. Je ne savais plus où donner de la tête. Plus tard, j’ai connu des périodes de creux mais, pour un début, c’était plus que je ne pouvais espérer.
Qu’est-ce qui vous a conduit vers le théâtre à la fin des années 1960 alors que vous connaissiez cette ascension fulgurante au cinéma ?
C’était une envie profonde. Assez inexplicable en fait. Tout le monde me disait que j’étais fou, que le théâtre était moribond. Les gens se demandaient bien ce que j’allais faire là-dedans alors que le cinéma me tendait les bras. Je n’avais qu’une seule réponse à leur opposer: le théâtre me fascinait. J’étais un spectateur très assidu depuis mes treize ou quatorze ans. J’avais vu tous les spectacles de Barrault à Marigny, toutes les pièces de Sartre, de Beckett...
Votre première pièce, L’Aide-mémoire, en 1968, a été un triomphe. Elle est devenue une sorte de classique contemporain…
Elle a connu un grand succès oui, mais j’ai tout de suite enchaîné avec une deuxième pièce qui, elle, a été un bide total! A tel point que je me demandais, à grand regret, si je ne devais pas tout simplement renoncer au théâtre. J’étais plongé dans ces affres quand Peter Brook m’a pris par le bras et m’a entraîné dans une aventure magnifique qui a duré plus de trente-quatre ans.
Votre collaboration avec Peter Brook a pris, elle aussi, bien des formes. Quel était votre rôle à ses côtés ?
J’étais une sorte de dramaturge: celui qui est capable aussi bien d’écrire une pièce que de guider les comédiens dans une pièce qu’il n’a pas écrite. J’ai fait beaucoup d’adaptations, de Shakespeare et de Tchekhov notamment. Il m’arrivait d’intervenir comme dramaturge, comme sur La Tragédie de Carmen (en 1983) par exemple où, en fonction des arrangements musicaux, il fallait retravailler un peu le livret. Pour Le Mahâbhârata, mon travail était véritablement celui d’un auteur puisqu’il fallait vraiment écrire une pièce à partir de cette épopée mythique. Je peux dire sans exagérer que Le Mahâbhârata est la chose la plus difficile que j’aie faite de ma vie.